
La première fois qu’elle a fait ce chemin dans ce contexte, elle l’a pris de haut en bas. Cette rue du petit Chêne, c’est celle qui déboîte les genoux quand on regarde le bas, mais qui ne donne pas envie de se la taper dans l’autre sens. Elle s’en souvient car elle avait appelé sa mère. « Une dictée ! Je te jure ! Comme entretien d’embauche, ils m’ont fait faire une dictée ! Trois fautes. Ça va non ? Mais j’ai oublié un « s » à grand. Une phrase un peu tarabiscotée avec le groupe nominal « de grands événements ». Tu m’expliques pourquoi j’ai oublié le « s » ? En plus y a la liaison : grand’zzzz’événements… j’aurais pu faire un effort. Je sais pas si j’aurai le job… » Elle aurait pu s’en douter… une première rencontre ponctuée d’orthographe, ça n’augurait rien de bon. On lui a demandé comment elle s’organisait quand elle avait beaucoup de choses à faire. Elle a répondu « des listes ». Faut croire qu’ils ont aimé. Ou alors, ils ont apprécié le fait qu’elle avait déjà une maturité gymnasiale, bilingue, qu’elle était une femme et qu’elle était majeure. Pour une candidature à un poste d’apprentie, c’était pas commun.
Elle a été prise. Elle a commencé dès le début août.
D’abord, la gare. Puis elle monte cette fameuse rue à pied. Elle trouve drôle tous ces gens, des écouteurs dans les oreilles, un pas décidé et une mine grise anthracite. Elle a envie de faire une étude sociologique sur ces personnes, dont on ne sait pas ce qu’ils écoutent. Ou même s’ils s’abreuvent vraiment de musique, ou si ces minis haut-parleurs leur servent de boule quiès, pour ne pas entendre l’appel du lit. En haut de la pente, elle s’allume une clope dans le passage sous la route. Elle arrive sur la place et se retrouve nez à vitrine, devant « Bongénie ». Magasin de bourges au pied de la rue de Bourg. Elle est toujours à l’heure. Parfois oublie ses clefs. Attend la comptable et se jure d’arrêter d’avoir ses moments d’absence au moment de faire son sac.
L’hiver arrive. Comment peut-on avoir les mains qui adhèrent au clavier de son ordinateur de la même manière que lorsqu’on lèche une glace trop froide, dans les bureaux de la rue la plus huppée de Lausanne ? Question rhétorique quand on connaît le patron de l’entreprise.
Un autre jour. La Gare. Elle monte jusqu’à son travail. Cette fois en métro. Les gens n’y sont pas plus lumineux que dans la rue. Elle sort à Bessières. Elle s’allume une clope et descend. D’abord Ralph Lauren, Dior, Swatch, le McDo puis son bâtiment. Bourgeoisie que l’on consomme, qui se commande comme un fastfood et qui se consume bien trop lentement. Elle n’a pas oublié ses clefs.
-Biiiip bip bip vous avez foutu où le courrier ? Bip, je vous paie pourquoi ? Bip bip bip, appelez Jules ! Il faut qu’il me pose au salon du livre. Les bouquins sont pas arrivés ?
Bip bip bip bip, l’abonné mobile n’est pas disponible pour le moment. Veuillez rappeler plus tard.
Quand elle passe devant le cinéma des Galeries. Elle ne comprend pas pourquoi elle a mis des talons si hauts : le dénivelé + la prolongation plastique de sa jambe ainsi affinée lui tord les chevilles. Elle est démontée. Évidemment, c’est maintenant qu’elle sait ce qu’elle aurait dû répondre à son patron. Quelque chose de sarcastique, mais rempli d’amour. Quelque chose qui montre à cet ignoble personnage, machiste, sexiste et croulant sous sa tête bien trop grosse, qu’elle n’est pas un vulgaire bouquin dépassé, publié en trop grande quantité que l’on peut mettre au « Pilon » pour faire de la place dans l’entrepôt de Fribourg.
Un autre jour. La gare. Le métro. Cette fois, l’illustre personnage a demandé qu’on lui apporte le courrier dans un bistrot.
-Vous prenez un café ?
-Volontiers.
Mince… elle aurait dû prendre un expresso : il a fini sa lecture avant qu’elle n’ait bu les dernière goûtes, bien avant le marc. Elle se dépêche, elle se brûle. Il ne faudrait quand même pas qu’il soit obligé de lui faire la conversation. Huit mois qu’elle travaille ici. Ils sont neuf dans l’entreprise. Le Patron suprême en question connaît ses initiales : DAR. Lettres avec lesquelles elle vise toutes les correspondances commençant par un « Cher Ami » hypocrite et se terminant par le nom du bonhomme. Il ne sait pourtant pas à quoi se rapportent ces trois signes sémantiques.
Un autre jour. La gare. Le Petit Chêne à nouveau. Les passants ne sont pas plus épanouis. Les pavés pas plus stables. Elle monte la rue avec un regard de manifestante. Elle s’essouffle un peu. « Ah oui ? Si vous êtes élue, je ne vous verrai plus le mardi ? » Ça n’a pas du tout eu l’air de l’attrister, pense-t-elle. Pas moins non plus que lorsqu’elle lui annonce, trois mois plus tard, que cette entreprise et elle, c’est de l’histoire ancienne. Rupture annoncée. Pas de réaction. Un simple « ok ». L’avis politique l’a d’avantage choqué, en réalité. Elle le croyait artiste et altruiste, elle le sait maintenant, c’est un égoïste arriviste. Les cuisses sont maintenant bien chaudes. Il ne lui reste plus que quelques mètres avant le carrefour. Cette fois, elle ne passe pas dans le passage sous la route, elle attend au feu qui est rouge, comme un clin d’œil à sa trajectoire. Au loin, elle voit le bâtiment du Métropole, tellement plus cosmopolite que la rue opposée. L’enseigne PicPus, qui ferait rougir tous les Bon génies du luxe. Et au loin, à peine distincte, la Maison du Peuple. Elle arrive sur le trottoir opposé.
Et là, elle prend à gauche.
La Morissonne
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