Clausewitz sur la table

Une légende tenace veut que le 18 janvier 1918 Lénine dansait sous la neige qui tombait sur la place rouge. Ce n’est pas l’ivresse de la vodka qui le pousse ainsi à braver l’hiver russe et le ridicule, mais une célébration. Son gouvernement bolchevik a tenu une journée de plus que la commune de Paris, soit 73 jours.

Cette légende a l’intérêt de nous informer sur deux points importants. En premier lieu, la commune était et est un élément marquant de l’histoire des luttes sociales. Cette insurrection du peuple parisien qui verra l’instauration d’une république ouvrière unique en son genre a durablement marqué les partis communistes, socialistes ou même anarchistes. Cet événement fait l’unanimité dans les rangs de ces organisations pourtant promptes à se contredire sur tout et sur rien. Les commémorations de cet événement sont encore vivaces, non seulement en France, mais aussi dans le reste de l’Europe. L’image romantique des barricades de la Commune et de ses glorieux martyres, massacrés durant la semaine sanglante, reste marquée au fer rouge dans l’imaginaire collectif de toutes les gauches[1].

Le second point, est que pour les forces de gauche de l’époque, la Commune de Paris représente un échec à surmonter. Marx, Lenin, Troski, tous lui rendent volontiers hommage. Mais loin d’avoir une image romantique de cette glorieuse défaite, ces commentateurs des événements sont hantés par la boucherie qui suivra l’échec de cette révolte. Leur objectif sera alors de décortiquer les erreurs politiques et militaires de la Commune pour ne pas les reproduire. Karl Marx indiquera que la Commune aurait dû saisir la Banque de France pour négocier un compromis avec les « Versaillais »[2]. Lénine en déduit que la révolution n’est possible qu’avec un prolétariat solidement organisé. Pour une grande partie de la gauche de l’époque, la Commune de Paris est un horizon à dépasser. Le but n’est pas ici de détailler les « leçons » qui ont été tirées par des personnes bien plus compétentes que moi sur le sujet. Je veux plutôt attirer l’attention sur l’état d’esprit. En effet, dans un autre texte, j’indiquais que dans les conflits politiques, comme dans tous conflits, c’est avant tout la meilleure stratégie qui l’emporte[3]. Et que la stratégie doit constamment évoluer en apprenant de chaque bataille, et surtout des défaites.

Mais pour cela il faut, avant toutes choses, accepté la dimension conflictuelle de la politique Il faut donc se débarrasser de l’illusion du consensus[4], cette idée que les acteurs en présence dans un arène politique seraient là pour « le bien commun ». La seule chose qui aurait pu empêcher les Versaillais de massacrer les communards c’est une armée solidement organisée capable de les repousser. Et certainement pas une conversation entre personnes raisonnables de bonne volonté. En politique, il y a des intérêts, principalement de classe, en contradiction qui s’opposent brutalement pour prévaloir sur les autres. Mao Tsé-toung résumera cet état d’esprit dans une phrase célèbre « la politique c’est la guerre sans effusion de sang ». Si sa politique s’avéra plutôt sanglante, cette phrase résume bien un état d’esprit qui consiste à penser les actions politiques comme des campagnes militaires avec des stratégies, des doctrines et des engagements sur des théâtres d’opérations. Le terme « campagnes politiques » par ailleurs, utilisé maintenant couramment, est sans doute un héritage de la notion militaire de campagne. Et une campagne politique se construit souvent avec un plan, une stratégie et même une planification de l’engament de ressources matériels et humaines, comme toutes campagnes militaires. Et forte heureusement, elles sont, dans le cadre démocratique, sans effusion de sang.

Malgré les chorégraphies de Lénine, l’URSS a fini par chuter. L’état bolchevik a perdu la guerre froide. Et, malheur au vaincu, celui-ci a été l’objet de beaucoup de critiques méritées. Mais, avec le centralisme autoritaire et le culte du chef, certes détestables, les gauches actuelles ont aussi abandonné l’approche conflictuelle de la politique propre au marxisme. En gros, elles ont jeté le bébé avec l’eau du bain. L’approche romantique et moraliste de la politique a triomphé dans les partis politiques des gauches. Ainsi, les cadres du Parti Socialiste Suisse veulent être de bons gouvernants technocratiques et agissant pour le bien de tous. Les militant.e.s de Solidarités ne pensent jamais en termes de stratégie, mais toujours de positionnement moral. On ne passe pas à l’action pour obtenir un résultat, mais parce que l’Histoire ou la vertu nous y commande. L’un comme l’autre sont incapables de réfléchir en termes d’objectifs, de stratégies pour les atteindre et de moyens pour servir ces objectifs. Les partis n’entrent plus en campagne comme une armée en guerre, mais pour faire démonstration du caractère juste et bon de leurs positions politiques. Pour sortir de cette impasse, c’est l’ensemble du logiciel que les gauches doivent changer pour revenir à une vision conflictuelle de la politique où l’adversaire n’est pas un monstre mais les serviteurs d’intérêts différents qui doivent être vaincus ou au moins tenus en respect. Et que faute de moyens matériels, il faut vaincre par les moyens stratégiques et tactiques. Bref, il faudrait que les gauches se dotent de Clausewitz ou Sun Zü comme livre de chevet. Malheureusement, on me rétorquera que cette position est militariste, immorale, violente, héritée d’un autre temps (où l’on gagnait cela dit).

Ainsi, alors que les enjeux historiques du réchauffement climatique et du capitalisme néolibéral à la dérive leur commandent de gagner le monde[5], et de le gagner rapidement, les gauches vont de défaite en défaite. Ho se sont bien sûr de glorieuses défaites ! Les luttes sont toujours conduites de manière honorable, en respectant strictement les valeurs des partis, en restant des gens de bonne éducation. Mais dans la réalité matérielle, une défaite, honorable ou pas, reste une défaite. Et les gauches persistent dans un refus systématique, et ma foi impressionnant de rigueur, à apprendre des défaites.

Maximilien Marxien


[1] « Les gauches », dont la définition est généralement floue, sera ici utilisé pour désigner les courants politiques qui se réclament des idées anarchistes et/ou marxistes.

[2] Les versaillais est le nom donné aux membres du gouvernement réfugié à Versailles et opposés à la Commune.

[3] https://www.croptop-noeudpap.media/2021/05/12/zad-police-vaudoise-et-strategie

[4] L’illusion du consensus de Chantal Mouffe (livre)

[5] L’Appel du komintern (chanson)

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