Je les regarde s’agiter, se courroucer, se draper avec colère et suffisance dans leur dignité bafouée. Ils en seraient presque comiques s’il n’y avait pas tant en jeu. J’attends patiemment la fin de leur opérette. C’est seulement après que commencera les choses sérieuses. Nous ne sommes qu’au début de ce poker-menteur, et dans la danse que nous entamons eux et nous, le rythme est déterminant. Afin d’imposer un tempo brutal et de secouer l’arrogante confiance que ces gens ont dans leur bon droit, on a attaqué directement, sans parader, sans bavardages. Le chef de délégation a pris sa voix la plus grave et la plus posée, il sait solidement accouder à la table et il a jeté la prétention dans le no man’s land qui nous sépare de la délégation patronale : « L’augmentation doit être de 100 francs ! »
Quel que soit le résultat de cette négociation, j’ai au moins le plaisir de voir leurs faces outrées par la demande. Mais je ne suis pas ici pour mon plaisir, 100 francs c’est peu, et je sais que l’on va obtenir encore moins.100 francs c’est une fin de mois un peu plus vivable pour une famille. 100 francs ce sont les nouvelles chaussures d’un gosse. 100 francs c’est un habit neuf. 100 francs c’est juste un peu de dignité en plus. Et ça, on ne l’aura même pas, je le sais bien.
En face de moi, l’habituel litanie de pleures continue. Les marges sont si faibles, comprenez-vous ? Les commandes sont si rares, le savez-vous ? Ils sont déjà si généreux, l’ignorez-vous ? allons, il s’agit d’être raisonnable… Si seulement nous étions raisonnables ! Si nous ne demandons rien, il nous le donnerait si facilement.
Une fois les pleurnicheries terminées, la contre-attaque est lancée. Notre expert sort les chiffres, les bénéfices, les rentabilités, la productivité par individus, toute la vérité nue de statistiques soigneusement accumulées. Il faut s’accrocher quand on entend ça. S’accrocher solidement à la table pour ne pas lui passer par-dessus gifler ces menteurs d’en face. Des faces placides de fils de banquiers qui ne tiquent pas quand ils sont pris la main dans le sac. Mais de toute manière c’est la deuxième vague d’assaut qui va les secouer. Un collègue ouvrier prend la parole et détaille, point à point, chaque patron véreux qui l’a volé, chaque mois difficile à terminer, chaque promesse non tenue. Il leur tend un miroir bien sale à ces bougres qui n’en mènent pas large, c’est beau à voir.
Mais le bon moment ne dure pas long. Ils se ressaisissent rapidement. Et d’abord, bien sûr, ils nous font la morale. Car nous sommes de petits insolents ingrats et nous ne respectons pas la bienséance de rigueur entre bonne gens. Nous les regardons avec des sourires narquois, on a pas les codes et on s’en fout ! Et ça, ça les déstabilise. Ils sont habitués à des mines contrits, à des têtes baissées, à des paroles respectueuses et craintives. On leur parle d’égale à égale et on a des exigences. Ils aiment pas ça en face. Ils aiment pas perdre la face, face à des petits cons de syndicalistes. Alors les masques tombent enfin. Ils susurrent, presque lénifiant, les menaces. Le rapport de force, roi dans la négociation, est dévoilé nu aux yeux de tous. Si nous sommes trop gourmands, ils vont devoir licencier. Ce sera notre faute s’ils doivent couper les petits avantages déjà offerts. Nous allons devoir nous expliquer auprès des ouvriers d’avoir ruiner de si bonnes relations et la belle paix du travail.
Putain, c’est le moment de la renverser cette foutu table !
Alors, le chef de délégation prend sa voix la plus grave et la plus posée, il s’accoude solidement à la table et balance calmement la nôtre de menace : « Si nous sommes incapables de nous entendre, nous devrons consulter nos militants afin de déterminer la marche à suivre. Mais ils ne sont déjà pas contents. Ils pourraient y avoir des débrayages. »
Ils menacent de nous virer, on menace de faire grève. Le rapport de force sociale, roi de la négociation, mise à nu, entre les tables, aux yeux de tous, étend toute sa brutalité et me secoue de colère. En face, le cirque a repris de plus belle.
Etienne Lantier
Commentaires
Ton commentaire on s’en fout. T’as un avis? Écris un article et soumet le à redaction@croptop-noeudpap.media