L’avant-garde
Si une chose est certaine, c’est que nous avons raison. Nos valeurs sont les meilleures et, de ce fait, nous sommes forcément des gens bien. Notre groupe, parti, club réunissant tous ces gens bien est forcément le meilleur de tous. Celui dont les valeurs, doctrines et idéologies sont justes, contrairement aux autres. Et notre lutte est universelle, la plus universelle de toutes.
Du moins, nous ne pouvons pas nous empêcher de le croire. Pris dans le piège de l’« erreur ultime d’attribution »[i] qui nous fait systématiquement attribuer des qualités intrinsèque à notre groupe et ses membres. Et nous avons aussi besoin de le croire. Si notre groupe est le meilleur, le seul qui soit dans le vrai, non seulement les actions du groupe, et donc les miennes, sont justifiées ; mais aussi les membres du groupe, et donc moi, sont l’élite de la « Cause » défendue. D’autant plus quand on universalise sa cause en définissant son objectif comme étant le seul utile pour atteindre tous les autres. De vous à moi, quelle sensation agréable que d’être l’avant-garde !
Les élites politiques
Mais, pour faire partie de l’élite, il faut quand même être un peu l’élite. Du moins, a-t-on besoin de le croire. Il faut tenir son rang. Être digne de celui-ci. Porter fièrement les couleurs de son équipe. Il faut avoir intériorisé les normes de fonctionnement du groupe et les respecter. Et si ce n’est pour éviter la remise à l’ordre, de formes variées, de la part du groupe, au moins pour éviter des dissonances cognitives[ii] désagréables.
Il faut donc être militant, mais militant de la bonne manière. Notre groupe se soude autour de valeurs, d’objectifs et d’habitude qui sont, forcément pour le groupe, les seules justes. Car ces règles fondamentales sont l’identité de ce groupe, sa raison et sa manière d’exister. Pour l’individu, qui existe à travers le groupe, elles sont donc la seule vérité valable. Au point que les résultats réels sur la cause défendue peuvent devenir secondaires, la manière devient bien plus importante. Il nous faut faire parti, avant tout, de la bonne équipe. Et pour faire partit de la bonne équipe, il faut en respecter les règles.
Ainsi le militant doit respecter les normes du groupe afin d’en être membre, mais aussi d’y acquérir un statut. En effet, dans une communauté, plus on se montre investi, plus on dispose de capital social, plus on est respecté. Par exemple, en lisant les bons auteurs selon le groupe, ou encore en utilisant le bon vocabulaire militant, ou même en saluant de la bonne manière. Mais le plus efficace reste de sacrifier à la cause. D’avoir un engagement pour le groupe qui entraine des conséquences que l’on embrasse pleinement. Les privations matérielles, activités chronophages ou renoncements à certains avantages, sont un moyen, non seulement de vivre en « adéquation avec ses idées », mais aussi d’acquérir immédiatement un statut dans mon groupe en lui montrant ma dévotion. Tel militant a renoncé à son héritage, telle militante consacre tout son temps à la cause, tel militant vis dans une cabane loin de tout confort pour défendre la cause. Sans doute un héritage de nos religions qui glorifient les saints qui se sont sacrifiés dans la douleur pour la foi et pour lesquels nous avons, malgré nous, un grand respect. Imagerie qui sera d’ailleurs convoqués pour parler des militants ayant fait le sacrifice ultime à la cause, mourant sur la barricade ou aux mains des adversaires, présentés comme des martyrs, iconisés et parfois imprimés sur des t-shirts.
Mais, en parallèle, chaque sacrifice, chaque concession faite pour et au nom du groupe renforce mon « biais d’escalade d’engagement [iii]» auprès du groupe. Une fois que l’on a sacrifié au groupe, on a besoin d’être certain que c’était le bon groupe. Et chaque sacrifice renforce ce processus, nous poussant toujours plus à considérer notre groupe comme étant le seul dans le juste. Car, si non, tout ces désagréables sacrifices seraient insignifiants.
Ainsi on se doit de combattre les hérétiques qui vénèrent le même Dieu, porte la même Cause, mais pas de la bonne manière. Car en militant de la mauvaise manière, ils empêcheraient le changement. Et, peut-être que ces militants mettent effectivement en danger la Cause en dispersant les forces ou en les utilisant à mauvaise escient. Mais, plus concrètement, l’existence même de ces groupes rivaux induit la dérangeante possibilité que notre groupe à tort. Que mon groupe n’est pas composé d’une élite dans le bon et le vrai. Que mon groupe n’est pas l’avant-garde. Que mon statut par et dans le groupe est bancale. Que mes sacrifices ont été vain. Quelle désagréable sensation !
Les sacrifices concédés au groupe et à sa cause nous donnent certes une appartenance et un statut, mais nous rendent aussi dépendents de ceux-ci. Nous poussant à considérer les personnes extérieures au groupe comme étant soit des traitres, soit des brebis égarées.
Les brebis égarées
Mais à quoi on se sacrifie ? Quelle est cette vérité du groupe que l’on veut croire juste ? Celle-ci dépend évidemment de notre orientation politique. Mais pour « la gauche » ou « les progressistes », dans lesquels je prétends me situer, elle peut se résumer grossièrement en deux idées. Le monde doit changer de base et nous savons quelle est la bonne manière de le faire. Ainsi, il faut apporter cette vérité au monde, un peu comme on annonce « la bonne nouvelle ».
Le premier objectif vise les brebis égarées, les gens, ceux qui n’ont pas encore compris. A travers des textes, des poésies ou l’exemple, on cherche à les éclairer de cette vérité inévitable. D’ailleurs, nous sommes tellement dans le vrai que nous ne cherchons pas à les convaincre. Notre projet politique étant le seul valable, il n’est pas utile de les persuader, juste de leur transmettre l’information. Et c’est pourquoi, lors de débats, sont formuler régulièrement des injonctions à « s’informer » ou « s’éduquer » à celles et ceux qui ne sont pas convaincus. Une fois correctement informée, la brebis égarée devrait naturellement devenir un militant qui milite de la bonne manière. Et si non, c’est que la brebis est devenue un traitre.
D’élites à élites
Pourtant une sensation désagréable devrait nous démanger. En effet, être membre de notre groupe, correspondre à ses exigences, être un bon militant est très couteux. Il faut, afin de maitriser les bons codes et d’avoir la bonne culture politique, engager des ressources, principalement de temps, parfois conséquentes. Se « sacrifier » pour la cause implique de renoncer à un certain confort ou une certaine sécurité matérielle pour « vivre la société de demain » ou « la société juste ». Cela implique non seulement d’être très convaincu par la Cause, mais aussi de disposer d’un certain capital sociale ou financier pour alléger ce sacrifice. Il ne faut que peu de souci de santé, ne pas être endetté, ne pas avoir des enfants ou ne pas avoir à les éduquer pour pouvoir consentir à ces différents sacrifices. Ce dernier point explique d’ailleurs en partie le déséquilibre de représentation des genres dans certains milieux militants[iv].
Nous nous retrouvons donc dans la situation paradoxale où les personnes éclairées de notre vérité devraient aspirer à devenir un bon militant, mais que la majorité n’ont pas les moyens matériels de le faire. En sommes une bonne vielle domination culturelle, dans laquelle nous sommes supposés aspirer à un idéal qui n’est atteignable que pour une minorité. Un homme, étant moins concerné par le care, peut se permettre de « sacrifier son temps au parti ». Une étudiante qui dispose de temps libre et qui consacre déjà ses journées aux savoirs, peut étudier les « classiques de la politique». Un enfant de personnes très politisées, disposant ainsi d’un fort capital culturel, n’a même pas besoin de fournir d’effort pour connaitre les codes du milieu. Bref, une « catégorie sociale » disposant déjà d’un certain capital culturel, social et financier hors de portée de nombreuses personnes et qui pourtant se considèrent comme la norme légitime et enviable.
Plus dérangeant encore, les personnes pouvant alors être actives dans le groupe sont celles qui n’ont pas un besoin d’obtenir ces changements. Ces personnes, par leur statut financier ou social ne sont pas ou peu perdantes dans le système actuel et peuvent donc s’en accommoder. Il est ainsi plus aisé d’accorder plus d’importance à la démarche, à la manière de militer qu’aux résultats concrets. On peut même parfois fantasmer les personnes concernées par notre lutte, ou nous fantasmer en personne concernée, en s’appuyant sur les exemples de son groupe et en ignorant les filtres qui ont tenu les personnes non conformes à l’écart. De vous à moi, quelle facilité agréable que d’être l’avant-garde quand il suffit de naitre dedans !
Odes aux militants médiocres
Le filtre est d’autant plus efficace que rapidement nos groupes peuvent se retrouver dans un enfermement tactique qui épuise les militants en obtenant que peu de résultat. D’AG en AG, d’action « coup de poing » en action « coup de poing », de manifeste en manifeste, l’on croise toujours les mêmes militants d’élite appliquant toujours les mêmes stratégies couteuses en termes d’engagement. Et pourtant, les résultats ne se font pas sentir. Ainsi, les personnes dans une situation difficile, qui ont intérêt à ce que les choses changent et vite, n’ont rapidement plus l’énergie à fournir pour faire partie du groupe[v]. Ces gens finiront par se désengager ou chercher un engagement ailleurs. Ils tenteront peut-être une nouvelle stratégie, ou pourquoi pas la fondation d’un nouveau groupe. Dès lors nous les qualifierons immédiatement comme traitres, collant au plus vite sur eux une étiquette peu reluisante correspondant à nos codes (pourquoi pas petit bourgeois ou rouge brun). Et, nous semblons nous accommoder de ce blocage. Après tout, la simple existence de notre groupe nous suffit. Nous y avons un statut et il donne un sens à notre existence. Grace à lui nous sociabilisons et nous avons un fort sentiment d’appartenance. Et après tout, si le changement de société prophétisé devait arriver, tout cela serait perdu. De vous à moi, être un militant d’élite, c’est une zone de confort très agréable !
Maximilien Marxien
[i] « L’erreur ultime d’attribution, parfois appelée biais pro-endogroupe, ou biais d’ethnocentrisme, est similaire au biais d’auto-complaisance, mais appliqué au groupe auquel on appartient ou que l’on estime » http://www.toupie.org/Biais/Erreur_ultime_attribution.htm
[ii] « En psychologie sociale, la dissonance cognitive est une théorie selon laquelle une personne qui se trouve confrontée simultanément à des informations, opinions, comportements ou croyances qui la concernent directement et qui sont incompatibles entre elles, ressent un état de tension désagréable. » http://www.toupie.org/Biais/Dissonance_cognitive.htm
[iii] « L’escalade de l’engagement est un comportement humain dans lequel un individu ou un groupe confronté à des résultats de plus en plus négatifs d’une décision, d’une action ou d’un investissement continue néanmoins le même comportement plutôt que de changer de cap. L’acteur maintien des comportements irrationnels qui s’alignent sur les décisions et actions précédentes » https://fr.wikipedia.org/wiki/Escalade_d%27engagement
[iv] Très bien mis en lumière dans « Le métier et la vocation de syndicaliste » Editeur: Antipodes
[v] La volonté de correspondre à toute les attentes de son groupe, surtout si on tient une place importante, peut être la source d’un épuisement militant voir même d’un burn-out militant. Ce phénomène est de plus en plus pris en compte dans les organisations afin d’en protéger les militant.e.s
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